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Ce n’est pas au plus fort de sa hype, mais bien au plus creux de son actualité, que l’on mesure la popularité réelle d’un artiste. A quelques jours de la sortie de l’album JVLIVS II, Sch est officiellement absent des bacs depuis novembre 2019 et la mixtape Rooftop. Pourtant, il n’a jamais semblé aussi influent et attendu. Considéré comme un “candidat sérieux au titre d’homme de l’année” par Mouv, il est l’artiste ayant passé le plus de temps en tête du classement Spotify France en 2020 … le tout, on le rappelle, sans avoir publié aucun projet, ni aucun titre solo.
Longtemps considéré comme un pur soliste, enfermé dans son propre univers, Sch a changé de statut ces derniers mois, devenant un artiste fédérateur. Omniprésent sur les albums des têtes d’affiche (Soolking, Naza, Rim’K, PLK, etc), il a marqué les esprits de la France entière en ouvrant le tube Bande Organisée avec un couplet désormais connu de tous, imposant notamment l’expression virale “Oui ma gâtée”. Convaincu que l’union fait la force, il est aujourd’hui de ceux qui tirent le rap français vers le haut par son ambition artistique très forte et son obsession de la performance. Il se refuse pour autant au statut de numéro 1 du rap français, auquel il pourrait légitimement prétendre, comme il le rappait chez Booska-P en 2017 : “pour moi y'a pas de meilleur, que des mecs qui s'en sortent“.
S’il rejette la couronne, Sch ne se soustrait aucunement à son statut de leader. Devenu l’un des principaux meneurs d’une scène marseillaise bouillonnante, il maintient une exigence artistique absolue, là où le confort de son rang pourrait le pousser à se complaire dans le succès. Au-delà des disques de platine et de la reconnaissance critique, Sch a encore une revanche à prendre sur la vie, un estomac toujours vide qui le pousse à se dépasser projet après projet, comme il l’exprimait sur le titre Cervelle en 2019 : “j'crois qu'y a quelque chose dans mon ventre, un truc qui en veut à la Terre entière”.
Si Sch s’obstine à faire toujours mieux, c’est aussi parce qu’il a placé la barre très haut, très vite dans sa carrière, et qu’il a dû donner tout ce qu’il avait dans le ventre pour ne pas se laisser écraser par le poids de ses propres classiques. En 2015, le tout premier projet de sa carrière, A7, s’impose à l’unanimité parmi les classiques du rap français, l’un des seuls de la décennie. Maturé pendant une dizaine d’années dans la chambre du rappeur en devenir, il est devenu un disque intemporel, de ceux que l’on écoutera avec le même plaisir vingt ans après sa sortie. C’est l'apanage de ces rares disques qui évoluent hors du temps, préservés du poids de ces années qui transforment les albums en vogue en vieux disques en décalage avec l’époque.
Le poids d’un grand classique est malheureusement difficile à porter. S’il est une bénédiction pour un jeune artiste, il se transforme également en malédiction quand chacune de ses œuvres postérieures se trouve dévaluée au jeu des comparaisons avec ce premier chef d'œuvre. Pour dépasser ce premier classique et s’en défaire, la seule issue était de se hisser à sa hauteur, en produisant un disque aussi fort et impactant. Sch a donc dû faire des choix radicaux pour proposer un projet à l’ambition artistique démesurée, JVLIVS Tome 1 (2018).
Album conceptuel à l'esthétique mafieuse très appuyée, ce premier volume de la trilogie JVLIVS vise à concilier le rap de Sch et sa dimension cinématographique explicite. Avec son concept visuel developpé à l’extrême, ce disque est construit comme un long-métrage, le récit fictif sublimant l’univers déjà très radical de Sch. Cette grosse prise de risque artistique s’avère finalement payante : particulièrement sophistiqué sur les plans esthétiques et musicaux, JVLIVS permet au rappeur marseillais de se hisser à nouveau à la hauteur des espérances des auditeurs, forcément très hautes étant donné l’impact d’A7 en 2015.
Signe que cet album a permis de dépasser ses propres limites, le public et la critique en ont déjà fait un candidat au titre de classique du rap français, comme s’il était sorti une décennie en arrière et qu’il avait marqué de son empreinte toute une génération. Mais le temps est parfois trompeur : JVLIVS n’a en réalité que deux ans et demi. Encore une fois, Sch prouve sa capacité à se défaire du poids du temps. Que ce soit dans l’habillage de son album (la typographie en lettres romaines, la fourrure de chef de meute sur la cover) ou dans son empreinte musicale volontairement hors-tendance, Sch s’inscrit dans une dimension intemporelle.
Après une récréation sous forme de mixtape (Rooftop, 2019), Sch dévoile donc aujourd’hui le second volume de cet album au concept à part, à mi-chemin entre réalité et fiction. L’univers du crime organisé reste prédominant, avec ce storytelling renforcé par le même type d’interludes scénarisées qui étaient au cœur du premier tome. Écrites par le rappeur toulousain Furax Barbarossa et interprétées par José Luccioni, voix française d’Al Pacino et Harvey Keitel, elles constituent le fil rouge d’un récit devenu plus humain. Le protagoniste au centre de l’histoire de JVLIVS Tome 1 se présentait en effet comme une figure mafieuse fantasmée digne de personnages mythiques du cinéma de genre. Il évolue donc tout au long de ce deuxième album, présentant une facette moins romanesque.
Sch poursuit le même type d’évolution, la frontière entre le personnage et son interprète se réduisant encore un peu plus. Le rappeur s’appuie sur son récit fictif pour se raconter, tandis qu’il prend son propre vécu comme base pour narrer l’histoire de son personnage. Sch comme son alter-ego ont une revanche à prendre sur la vie. Tous deux sont tiraillés entre une spiritualité grandissante et un mode de vie inadapté, tous deux ont vécu les trahisons (“parle à mes amis d’avant, et je vais te dire les effets du temps”), la faim, les doutes. Derrière sa dimension très cinématographique, JVLIVS II baigne dans l’introspection et constitue finalement l’une des œuvres les plus personnelles de Sch. Le rappeur raconte par exemple à travers JVLIVS II le deuil de son père, l’admiration qu’il lui porte, et son héritage : “longtemps que j’suis pas allé à l’Eglise, longtemps que j’suis pas parti voir papa. Si demain Dieu tout puissant m’donne un fils, j’ferai que d’penser à s’il était là”.
Loin d’avoir refermé toutes ses plaies, Sch continue à tirer des leçons de ses vingt-sept premières années de vie, avec la bouteille et le cynisme d’un homme qui aurait traversé dix vies : “tu veux tuer un homme : prends du sky et des faux espoirs”. Là où les épreuves et les deuils ont tendance à nous abattre, elles ont été transformées chez Sch en matériau pour construire un univers textuel sombre et torturé. Entre réflexions philosophiques et grandeur lyrique, Sch rend à la relation historique entre rap et poésie ses lettres de noblesse : “toutes les étoiles dans le ciel, l’univers est si vaste, j’me perds dans sa grandeur ; j’pense qu’à faire de l'espèce, l’obscure est si vaste, j’me perds dans sa noirceur”.
Au-delà de cette dimension poétique, Sch reste l’un des rappeurs français les plus innovants sur le plan des sonorités. Toujours aussi efficace quand il s’agit d’envoyer l’auditeur dans les cordes avec des couplets puissants et nerveux (Marché Noir, Assoces, Manschaft), ou d’imprimer l’esthétique méditerranéenne de JVLIVS avec des instruments à cordes (Grand Bain, Corrida, Assoces), il surprend régulièrement par des choix forts. C’est par exemple le cas sur Crack avec son tempo en décalage dompté par un flow volontairement saccadé, ou sur Euro, où la voix écrasée façon chopped not slopped du refrain contraste avec les couplets, plus musclés et mordants. Nouvelle corde à son arc depuis le succès de son couplet sur Bande Organisée, il prouve une fois de plus sa maîtrise des sonorités purement marseillaises sur Mode Akimbo en featuring avec Jul, avec son bpm rapide, ou encore sur Fantôme, où le légendaire Rat Luciano (Fonky Family) vient supporter Sch sur un beat qui rappelle les ambiances de son seul album solo, Mode de Vie Béton Style (2000).
Entre titres mélancoliques (Zone à Danger) et égotrips nous plongeant dans les rues marseillaises (Aluminium), Sch déploie un éventail particulièrement large d’ambiances et de sonorités. Etonnamment, l’album se révèle extrêmement cohérent et homogène, d’une part grâce au récit qui se déploie en fil rouge, d’autre part grâce à l’aura de Sch, artiste absolu dont la personnalité ruisselle sur tous les plans : l'interprétation, avec sa voix tantôt grave, tantôt pincée ; l’image, avec ses visuels léchés et ambitieux ; le style, avec cette audace vestimentaire payante ; le texte, ses qualités d’écriture le plaçant parmi les grands lyricistes de l’histoire du rap français.
Dans sa construction, JVLIVS II raconte l’élévation sociale, spirituelle et humaine de Sch. Plus sombre sur la première partie de sa tracklist, où les histoires de rue, le mode de vie mafieux et les règlements de compte occupent une part importante du tableau (Fournaise, Grand Bain), l’ambiance se pacifie ensuite (Raisons, Plus rien à se dire), avant de tendre vers des titres très contemplatifs pour conclure le projet (Mafia, Loup Noir). Avant d'entamer la troisième et dernière partie de son récit, Sch prend le temps de regarder en arrière pour mesurer le chemin parcouru et faire le bilan d’une histoire aussi belle que douloureuse.